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« Trentième indivisible » : le Comité européen des droits sociaux dénonce une limitation du droit de grève contraire au droit européen

Public - Droit public général
02/03/2023
Par une décision du 14 septembre 2022, rendue publique le 14 février 2023, le Comité européen des droits sociaux, saisi par la Confédération générale du travail (CGT), a déclaré que la règle dite du « trentième indivisible », applicable aux grèves d’une durée inférieure à un jour dans la fonction publique de l’État, constituait une limitation injustifiée du droit de grève, droit fondamental protégé par la Charte sociale européenne. Cette règle entraîne selon le Comité une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt de ce fait un caractère punitif.
La règle dite du « trentième indivisible » est une règle applicable aux grévistes de la fonction publique de l’État, en vertu de laquelle chaque absence de service fait durant une fraction d’une journée entraîne une retenue de salaire d’un montant égal à la fraction indivisible d’un trentième du traitement mensuel. Autrement dit, une personne se déclarant gréviste pour quelques heures percevra l’équivalent d’une journée de salaire en moins.
 
Cette règle figure à l’article L. 711-3 du Code général de la fonction publique, qui dispose : « L'absence de service fait, pendant une fraction quelconque de la journée, donne lieu à une retenue dont le montant est égal à la fraction de la rémunération frappée d'indivisibilité en vertu de la réglementation prévue à l'article L. 711-1, à l'exception de ses éléments alloués au titre des avantages familiaux ou des sommes allouées à titre de remboursement de frais. Les dispositions du présent article sont applicables aux seuls agents publics de l'État déclarés grévistes. »
 
Jusqu'à la loi n° 87-588 du 30 juillet 1987 portant diverses mesures d'ordre social, cette règle s’appliquait également dans les fonctions publiques territoriale et hospitalière, mais elle est depuis limitée à la fonction publique de l’État.
 
Le droit de grève est protégé par l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne, selon lequel les parties reconnaissent « le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d'intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur ».

Atteinte injustifiée au droit de grève des fonctionnaires
 
La Confédération générale du travail (CGT) a adressé une réclamation au Comité européen des droits sociaux, institution du Conseil de l'Europe chargée de la mise en oeuvre de la Charte sociale européenne, alléguant que cette règle du trentième indivisible avait « pour objet et pour effet de porter une atteinte injustifiée au droit de grève des fonctionnaires, en violation de l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne ».  
 
La CGT rappelle que cette règle n’est pas applicable aux personnels des collectivités territoriales et des établissements hospitaliers, qui se voient appliquer une retenue « strictement proportionnelle à leur absence » et conteste l’argument qu’avait présenté le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la loi du 30 juillet 1987 (Cons. const., 28 juill. 1987, n° 87-230 DC) pour justifier cette règle pour la fonction publique de l’État, à savoir des contraintes en matière de gestion budgétaire.
 
La CGT rappelle qu’en application de l’article G de la charte sociale européenne, seules les limitations « qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d'autrui ou pour protéger l'ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs » peuvent être admises. Or, le syndicat estime que la limitation du droit de grève par la règle du trentième indivisible est injustifiée au regard du but poursuivi.
 
La CGT faisait également valoir que cette règle était discriminatoire et était de ce fait contraire à l’article E de la charte (« Non-discrimination »), du fait de son application limitée à la fonction publique de l’État, à l’exclusion des fonctions publiques hospitalière et territoriale.
 
Règle purement comptable non spécifique au droit de grève selon le Gouvernement

De son côté, le Gouvernement justifiait cette règle par deux arguments :
  • il s’agit d’une « règle purement comptable qui découle du principe du traitement après service fait et qui n’est pas spécifique au cas de grève » ;
  • « son effet est limité dès lors qu’elle ne s’applique qu’aux seuls personnels de l’État et des établissements publics administratifs ».
 
Le Comité social européen rappelle que « le droit de grève est intrinsèquement lié au droit de négociation collective car il représente un moyen d’obtenir un résultat favorable à l’issue d’un processus de négociation », et que toute restriction à ce droit doit être conforme aux exigences de l’article G de la charte. Il considère que les arguments du Gouvernement pour démontrer que cette règle serait « une règle comptable neutre (et non une mesure disciplinaire) » ne sont pas étayés par la législation.
 
Alors que le Gouvernement faisait valoir que cette règle était liée à celle du « service fait » et n’était pas spécifique à la grève, le Comité indique que « le fait générateur de la retenue est précisément la grève et non l’inexécution du service en tant que telle », puisque l’article L. 711-3 du Code général de la fonction publique énonce expressément : « Les dispositions du présent article sont applicables aux seuls agents publics de l'État déclarés grévistes ».
 
Règle punitive entraînant une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes
 
Le Comité rappelle son interprétation du droit de grève au sens de l’article 6 § 4 de la charte : « les retenues opérées sur le salaire des grévistes doivent être proportionnelles à la durée de la grève », et « ne peuvent pas être supérieures au salaire qui aurait normalement été perçu durant la période de grève ».
 
Enfin, le Comité confirme le caractère discriminatoire de la règle du trentième indivisible, rappelant que des personnes placées dans des situations comparables ne peuvent être traitées différemment. Le Gouvernement faisait valoir que cette différence était justifiée par la nature des services publics assurés par l’État, qui rendrait nécessaire de dissuader les agents de recourir à des grèves de courte durée. Le comité répond dans sa décision que la différence d’application de cette règle pour les deux autres versants de la fonction publique n’a pas de justification objective ou raisonnable.
 
Le Comité conclut donc que la règle du trentième indivisible constitue une restriction d’un droit fondamental, et « entraîne une retenue disproportionnée sur le salaire des grévistes et revêt effectivement un caractère punitif, qui n’est pas compatible avec l’exercice du droit de grève ».
 
La règle du trentième indivisible avait été validée par le Conseil d’État, y compris lorsque l’agent gréviste n’avait pas de service à accomplir : « en cas d’absence de service fait pendant plusieurs jours consécutifs, le décompte des retenues à opérer sur le traitement mensuel d’un agent public s’élève à autant de trentièmes qu’il y a de journées comprises du premier jour inclus au dernier jour inclus où cette absence de service fait a été constatée, même si, durant certaines de ces journées, cet agent n’avait, pour quelque cause que ce soit, aucun service à accomplir » (CE, 7 juill. 1978, n° 03918, Lebon, décision confirmée plus récemment par CE, 4 déc. 2013, n° 351229, Lebon T.).
Source : Actualités du droit